Jacques BIDET
"Le marxisme face à l’histoire globale", in Actuel Marx N°53
L’histoire globale, du moins dans ses versions qui se fondent sur le
paradigme de « système-monde », s’inscrit dans la large lignée des matérialismes
historiques issus des Lumières. Elle semble, de ce fait, ouverte à un
redéploiement des programmes théoriques et politiques inspirés du marxisme. Mais
il se pourrait aussi qu’elle porte, tout au contraire, un coup fatal à cette
vision de l’histoire esquissée par Marx en termes de « modes de production »
successifs, qui conduisait finalement du capitalisme à son dépassement dans le
socialisme. Á mesure, en effet, que se vérifie la fécondité du concept de
système-monde, la perspective linéaire, téléologique, propre à la tradition
marxiste, tournée vers une émancipation comprise comme un parachèvement de la
modernité, semble céder la primauté à une conception cyclique. Le futur n’est
plus ce qu’il était. Les théoriciens marxisants de l’histoire globale ont
souligné la déficience géographique du marxisme, mais, à mes yeux, sans en
saisir pleinement le fondement, qui réside dans la nature même de son concept
matriciel, celui de « mode de production » (dont le « rapport de classe » est le
corrélat).Alors qu’un système-monde concerne un ensemble de lieux (centres,
périphéries, etc.) concrètement déterminés, un mode de production, qui définit
un type formel de relation entre forces productives et rapports sociaux de
production, fait abstraction de tout référent territorial. Ce formalisme
handicape le marxisme dans son aptitude à appréhender les phénomènes
historiques, et notamment le moment qui est le nôtre, celui de la mondialisation
néolibérale, où ce qui est en jeu, c’est une paradoxale territorialité mondiale.
Certains, comme David Harvey, ont certes engagé un programme fécond d’analyse
géographique du capitalisme. Mais on ne peut, à mes yeux, le conduire à son
terme qu’au prix d’une refondation du marxisme. La théorie marxiste s’est
développée sous une forme unilatérale et bancale. On ne peut la remettre sur ses
deux pieds qu’à la condition de la reconstituer dans une conception plus
2
large, définissant la structure sociale moderne à partir d’une meilleure
conception de sa « métastructure », c’est-à-dire de ses présupposés – au sens où
chez Marx le marché, comme forme juridico-économique, est le présupposé «
logique » du capital. Cette approche, que je désigne comme « métastructurelle »,
permet, à mes yeux, de concevoir la relation qui existe entre une
territorialisation systémique, celle du système-monde, et une territorialisation
structurelle, celle de l’État de classe national– un concept que la tradition
issue de Marx n’est pas parvenu à élaborer. Elle fournit au marxisme, porté au
niveau d’un méta-marxisme, les moyens d’affronter la problématique cyclique
propre à l’histoire globale. Elle lui donne, en quelque sorte, une deuxième
chance. Elle définit non pas un ordre à venir où seraient dépassés les rapports
de classes, mais d’abord une donnée de fait, une transformation épochale de la
relation entre l’espèce humaine et son « territoire » : non pas une
postmodernité mais une ultimodernité caractérisée par l’imbroglio entre le
système-monde moderne et un État-monde de classe1. COMMENT L’HISTOIRE GLOBALE
MET LE MARXISME EN CRISE La découverte progressive, notamment depuis deux
décennies, de notre histoire globalement commune devrait être pour tous les
humains une grande joie. Nous interagissons depuis des millénaires. Nous ne
sommes donc pas si différents. Une telle pensée devrait conforter ceux qui se
donnent pour tâche de lutter pour un« avenir commun ». Il se pourrait cependant
que cette découverte déclenche chez les héritiers de Marx une crise sans
précédent, une crise d'identité. Cela d’autant que le marxisme se trouve ici
confronté non pas à une vue avancée par des adversaires, mais à une idée qui
s’est développée en son sein propre.
D’emblée, le concept de système-monde semble propre à fournir au marxisme un
nouvel élan. Il constitue sans doute la principale innovation apparue en son
sein dans la seconde moitié du XXe siècle. Il permet de se donner pour objet ce
que le marxisme de Marx, centré sur le rapport entre classes, ne théorisait pas
de façon opératoire : le rapport entre nations (et autres
1 Dans le présent essai, je reviens sur un thème qui parcourt mon livre récent,
L’État-monde, Paris, Puf, 2011, où l’on trouvera la bibliographie qui ne peut
trouver place ici.
3
territoires). La théorie de l'impérialisme indiquait, il est vrai, la direction
dans laquelle il fallait progresser. La « théorie de la dépendance » avait su
donner une grammaire à la lutte anti-impérialiste. Dans ce contexte, le
développement par Wallerstein2 de l'analyse braudélienne en termes de «
système-monde » définit un cadre à partir duquel on pouvait concevoir la société
capitaliste moderne dans son ensemble et notamment dans sa dimension coloniale,
centres-périphéries. Ce à quoi une théorie des classes sociales et de l’État ne
peut suffire.
Il a pu d’abord sembler que l’approche en termes de système-monde moderne
n’était finalement qu’une nouvelle façon de mettre l'Europe au centre du
dispositif. Mais il est apparu que ce concept avait une portée beaucoup plus
vaste, pouvant s'appliquer à d'autres aires géographiques et aussi fournir un
schème pertinent pour l’articulation entre les grandes ères historiques3. Il se
montrait capable de recueillir et de recycler les opérateurs de l'analyse
marxiste : modes de production, classes, luttes de classe et autres processus
étatiques et idéologiques y trouvaient leur place. Ce modèle englobant ouvrait
une perspective relationniste (versus essentialiste), impliquant une
compréhension des éléments à partir du tout. Il enrichissait la panoplie
marxienne d’outils nouveaux, plus propres à la saisie des rapports économiques,
politiques et culturels entre les sociétés. Il libérait le marxisme qui s’est,
en effet, sans peine acclimaté au territoire de recherche ainsi défini, devenu
désormais son terrain d'exercice quotidien : cultural studies, subalternstudies,
études post-coloniales, altermondialisme, éco-socialisme... Il reste cependant à
savoir si cette nouvelle approche est à comprendre comme une extension de la
conceptualité marxienne ou bien plutôt comme le passage à un tout autre
paradigme.
Elle fait en effet ressortir les limites et ambiguïtés du concept marxien de «
mode de production ». Marx est certes un penseur de la totalité : il analyse le
capitalisme comme un réseau universel et le capital comme un mouvement
d'expansion illimitée. Il est tout autant un penseur de la singularité : cette «
forme économique » n'existe par définition qu’au sein (et à partir) d'États-
2 Il introduit ce concept dans The Modern World-System, vol. I. New
York/Londres, Academic Press, 1974. Traduction française, Capitalisme et
économie-monde, 1450-1640, Flammarion, 1980. 3 Voir notamment Andre Gunder Frank
and Barry K. Gills (eds), The World System: Five hundred years or five thousand?,
London, Routledge, 1993.
4
nations particuliers car il n'y a pas d'infrastructure sans une superstructure
étatique, établie sur un territoire défini. Mais le concept de « mode de
production » ou de « mode de production capitaliste » – parce qu’il n’a pas de
déterminant géographique – ne fournit pas de quoi penser la relation entre ces
deux termes : entre l'élément singulier, l'État-nation, et la totalité, le
monde. Il est purement « structurel », définissant formellement une structure de
classe et la forme d'État qu'elle implique. Pour penser le système, la relation
entre le tout global concret et les parties nationales (et autres), il faut un
concept « systémique », non pas au sens d’une alternative – le système-monde
moderne ne se conçoit que dans sa relation au capitalisme – mais comme une
configuration d'une tout autre nature.
Le concept de « système-monde », dès lors qu’on le généralise, apparaît comme un
opérateur capable de configurer les espaces et les temps, et de les articuler
les uns aux autres dans la trame d'un nouveau « grand récit ». Par son
universalité, par la variété des catégories qu’il décline, il fait apparaître
l’inaptitude du vieux concept de « mode de production »à cette fonction
historico-géographique, son incapacité à répondre à l’espoir que Marx mettait en
lui : pour reprendre ses termes, celui de nous procurer un « fil conducteur »
pour une histoire universelle. Le « système-monde » propose en effet tout à la
fois un espace et un temps. Une nouvelle spatialité : centre/périphéries, et à
partir de là une série de nouveaux concepts, route, diaspora, hinterland, etc.,
qui définissent une géographie, concrètement associée à une frontière
écologique4. Et une nouvelle temporalité : celle du cycle, avec sa phase
ascendante et sa phase descendante, etc., qui définit une histoire faite de
séquences d'hégémonies, liées entre elles par des « transitions hégémoniques ».
Soit un espace-temps lisible sur plusieurs millénaires.
Si le « système-monde » introduit une historicité que la conceptualité marxienne
ne parvenait pas à établir, c’est bien parce qu’il croise ainsi l’histoire par
la géographie. Le paradigme « structurel » marxien permet certes d’envisager
tout à la fois la dynamique propre à chaque société et la dynamique d’ensemble
du capitalisme. Mais le paradigme « systémique » introduit l’idée
4 Voir Kenneth Pomeranz, Une grande divergence - La Chine, l'Europe et la
construction de l'économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010 [2000].
5
que les entités particulières (et leurs mouvements) sont à comprendre à partir
de leur place dans une configuration globale. Dès lors, ce qui est déterminant,
ce ne sont pas seulement les tendances endogènes autour desquelles les classes
s’affrontent, mais tout autant le jeu, plus hasardeux, des échanges et des
interférences, des contacts (culturels ou microbiens), des guerres, des
migrations, des emprunts et des réinterprétations. Le système (du monde) induit
une nouvelle géopolitique de l’humanité. En effet, le concept de mode production
capitaliste introduit l’idée d’une tendance historique qui permet de penser, à
partir des contradictions et des luttes du temps présent, une communauté
universelle à venir. Il appréhende l’humanité dans son unité possible. Quant à
lui, le concept de système-monde définit concrètement, géographiquement, un
affrontement humain global entre communautés à partir de territoires : à partir
de leur appropriation économique et culturelle par des groupes humains définis
au gré de l’arbitraire de l’histoire. Au temps structurel linéaire, celui des
modes de production ou celui des « stades » du capitalisme, se substitue le
temps systémique, celui des « cycles ». Le concept de « mode de production »
suggère un cours général « progressiste » de l’histoire : avant le « capitalisme
», il y eut d'autres modes de production, et après lui il y aura, si nous nous y
employons, un ordre social supérieur « socialiste » ou « communiste ». La
théorie des systèmes-mondes est une théorie des cycles : après les cycles
hollandais, anglais, américain, qui en suivent divers autres, viendra un autre
cycle. Un autre système d’hégémonie. Faisons qu’il soit le meilleur possible.
Le concept d’hégémon mondial suggère ainsi une autre sorte de sagesse que celle
du « prince moderne » de Gramsci. Il incite à relativiser la « lutte des classes
» qui cesse d’apparaître comme le « moteur de l'histoire ». Il met au centre du
tableau tout autre chose que la « lutte » : la « guerre » entre les nations,
l'écrasement des populations les plus faibles par les plus puissantes, les
épidémies, les invasions et les exterminations. Mais aussi les chances de
l’échange, du compromis et de la paix. Et l’on se divise sur la question de
savoir si la trajectoire témoigne de la « vertu des échanges »5 ou de «
l’échange inégal »6.
5 Voir le dernier livre de Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, Paris, Max
Millo, 2009 [2007]. 6 Samir Amin, L’échange inégal et la loi de la valeur,
Paris, Anthropos, 1973
6
La lutte finale serait ainsi engagée entre Smith et Marx. Il reste à savoir si
l’affrontement ultime, au sein de l’espèce humaine, se joue sur le terrain
défini par le système-monde. Pour que Marx puisse secouer la tutelle de Smith,
résister à son analytique et à sa politique, il faut, me semble-t-il, sortir de
la trop grande évidence du « système ». Cela suppose l’élaboration d’un concept
historien qui soit de nature structurelle et non systémique – c’est-à-dire un
concept de structure de classe et non de système-monde – et qui cependant
comporte une détermination territoriale, lui permettant de s’articuler au
systémique et de conduire une histoire-géographie de classe jusqu’au moment de
la globalisation en cours. C’est en ce sens que j’avance un « concept
métastructurel de la forme moderne de société » (d’une modernité plus ancienne
que la société capitaliste européenne), propre à intégrer la tradition
structurelle issue de Marx dans une approche géographique mondiale, et qui se
donne le défi de venir troubler les jeux souverains de l’histoire systémique
globale. UN META-MARXISME POUR AFFRONTER L’HISTOIRE GLOBALE Marx, suivant en
cela les libéraux, définit la société « bourgeoise » ou « moderne » à partir du
marché. Il en vient cependant à une double analyse critique. Une analyse
structurelle, montrant que la généralisation du marché implique que le
travailleur lui-même devienne marchandise, et que son exploitation est le
principe de la formation d’une plus-value. Une analyse historique, montrant que
dans ces conditions le capital, à mesure qu’il s’accumule et se concentre en
grandes entreprises, génère en son sein une coordination rationnelle qui n’est
pas marchande mais organisationnelle, et donc aussi une classe ouvrière
organisée et rationnelle, potentiellement capable de prendre la direction de
l’organisation productive et de la généraliser à l’ensemble de la société sous
une forme démocratiquement concertée.
Á cela, m’inspirant notamment des institutionnalistes américains, j’oppose que
l’on ne peut concevoir une telle trajectoire, qui conduirait ainsi du marché à
l’organisation. Ce sont là, en effet, les deux modes de la coordination
rationnelle à l’échelle sociale, qui ne sont effectivement « rationnels »
qu’associés de quelque façon l’un à l’autre. Ces deux médiations fonctionnent
comme des relais
7
d’une coordination immédiate par voie communicationnelle discursive. Cette
approche, dont Talcot Parsons fournit une certaine version, vient, en réalité de
Marx : dès que la production devient sociale, explique-t-il, il faut des
médiations (Vermittlung), et il y en a deux, écrit-il, le marché et
l’organisation. Marx expose ici la réalisation spécifiquement moderne d’un
couple qui, sous des formes extrêmement diverses – cosmos/taxis, capital/oikos,
entropie/organisation, société/communauté –, joue un rôle crucial dans les
sciences sociales, notamment en histoire globale. Mais il commet, à mes yeux,
son péché conceptuel originel, soit une double erreur. Celle de concevoir le
cours de l’histoire comme allant du marché à l’organisation. Celle, corrélative,
de concevoir l’organisation comme le lieu possible de l’immédiation (Unmittelbarkeit)
de la concertation discursive transparente. Je propose, pour ma part, de traiter
l’organisation comme il traite le marché : comme l’instrument d’un rapport de
classe. J’avance ainsi un schéma plus général, celui d’une définition de la
structure moderne de classe comme « instrumentalisation de la raison ». Ces deux
médiations –marché entre chacun et organisation entre tous, qui, dans leur
relation critique au discours, forment ensemble notre entendement social commun
– constituent en effet les « facteurs de classe » qui, dans leur combinaison,
donnent lieu au rapport moderne de classe, dont ils représentent les deux
pôles7. Á cette relation bipolaire d’entendement (Verstand) économique
correspond son « autre face », celle d’une raison (Vernunft) juridico-politique,
soit d’une « libertégalité » supposée réalisée dans la co-implication, bipolaire
elle aussi, de l’entre-chacun (que Marx décrypte dans la relation marchande) et
de l’entre-tous (qu’il attend de l’organisation concertée). Telle est la «
métastructure » de la société moderne : la relation entre les deux médiations et
l’immédiateté du discours, supposé également partagé entre tous.
7 Le carré métastructurel : bipolarité et bifacialité
FACES POLES
Le rationnel économique
Le raisonnable juridico--politique
Entre-chacun
marché
Contractualité interindividuelle
Entre-tous
organisation
Contractualité centrale
8
La « structure »moderne de classe est à comprendre à partir de l’instrumen-talisation
de cette métastructure, comme « instrumentalisation de la raison ». La classe
dominante comporte donc deux pôles : celui des capitalistes, maîtres du marché,
et celui des dirigeants-compétents, maîtres de l’organisation, qui se partagent
les deux privilèges liés aux deux médiations, pour les uns la propriété (Marx),
pour les autres la « compétence » (Bourdieu) ou « savoir-pouvoir » (Foucault).
L’autre classe, la classe fondamentale, se divise en diverses fractions, qui
diffèrent en ce qu’elles se relient davantage à l’une ou l’autre des deux
médiations facteurs de classe : indépendants (paysans, artisans, commerçants…),
salariés du public ou du privé. Et ces facteurs déterminent tout autant
l’exclusion moderne. La lutte moderne de classe – sa dynamique historique, avec
la séquence d’hégémonies qui la scande – s’analyse ainsi à partir de la relation
entre les deux classes et entre les deux forces sociales (les capitalistes et
les dirigeants-compétents), à la fois convergentes et divergentes, qui forment
la classe dominante ou mieux privilégiée. La lutte entre les deux classes est
donc un jeu à trois acteurs. Comment ce concept structurel de « forme moderne de
société », vient-il interférer dans la perspective systémique de l’histoire
globale ?
Il suggère tout d’abord que la modernité n’a rien d’occidental, ni dans son
esprit, ni dans ses origines. Il la définit comme un processus multiséculaire,
émergeant en divers lieux du monde, à partir d’expériences anciennes. De vastes
organisations et de grands réseaux marchands ont existé depuis de millénaires.
Mais la « modernité » apparaît à partir du moment où ces deux sortes de
médiations interfèrent sous l’égide d’un État qui assume la tâche de les
coordonner de quelque façon : d’articuler rationalité marchande et rationalité
organisationnelle. Le phénomène se cristallise autour de l’An Mil, en Chine
notamment. Quand, dans un processus de pouvoir étatique, marché et organisation
se trouvent ainsi confrontés l’un à l’autre, il se produit un développement de
la discursivité sociale (science, culture, législation) qui transforme la
civilité humaine. Cette définition de la modernité se tient, me semble-t-il, à
bonne distance de tout « eurocentrisme »8.
8 Ceci en réponse à une question que me posait Étienne Balibar dans son
compte-rendu de mon livre, Actuel Marx, N°52, 2012, pp. 205-206.
9
En Europe, ce processus émerge plus tard, en un temps où elle n’est encore
qu’une modeste périphérie, et non pas au sein d’États-nations préexistants mais
de micro-territoires : au sein des communes médiévales dans lesquelles la
production, essentiellement artisanale, se définit par la corporation, soit à
l’intersection du marché et de l’organisation et de leurs logiques enchevêtrées.
L’expérience sera poussée à l’extrême dans les États-cités italiennes du XIIIe
siècle, pratiquement indépendantes. La société (la population) tout entière se
trouve impliquée dans un face-à-face tel qu’elle se trouve en situation de viser
à s’emparer de la politique, articulant les deux médiations dans une
confrontation immédiatement discursive, sous un gouvernement relevant censément
de la participation égale de tous : modernité que je désigne comme «
socio-politique ». Dans ces conditions se produit un affrontement général de
classe pour le partage d’un pouvoir (oligarchique !) d’État tout à la fois
politique et économique – fait sans précédent en Europe. C’est dans cette
conjoncture que ces États-cités italiens en viennent à inventer les institutions
républicaines modernes (le triple législatif /exécutif /judiciaire). Une fois
cette première révolution populaire moderne écrasée, la même matrice moderne,
dans sa teneur socio-politique, pointant obscurément sous les absolutismes et
les tyrannies, se fraiera lentement son chemin à travers des espaces de plus en
plus larges jusqu’aux États-nations modernes. Le processus de modernité se
poursuit également, selon des rythmes inégaux, ailleurs dans le monde9. Mais
c’est dans ce contexte socio-politique que va émerger – à la faveur de diverses
circonstances (l’or d’Amérique, l’esclavage…) – le système-monde moderne. La
problématique marxiste classique du « mode de production » configure une analyse
de la société moderne au plan de sa structure (classes/État).Mais elle n’a,
comme telle, rien à dire du système du monde, même si désormais les marxistes
analysent le capitalisme comme imbriqué en lui. Que lui manque-t-il donc ?
Á mes yeux, ce qui lui manque – et c’est là l’autre dimension de son « péché
conceptuel originel » –, c’est de considérer l’appropriation des territoires par
une communauté dans les mêmes termes que l’appropriation des moyens de
9 On en trouverait cent exemples dans Beaujard Philippe, Berger Laurent, Norel
Philippe (dir.), Histoire Globale, Mondialisation et Capitalisme, Paris, La
Découverte, 2009, ou dans Boucheron Patrick (dir.), Le Monde en 1500, Paris,
Fayard, 2009.
10
production par une classe dominante. C’est là le coeur de son a-géographisme.
Tacitement, la tradition marxiste considère cette factualité des États-nations
modernes comme étrangère à son programme théorique. Une certaine paresse la
pousse aujourd’hui à laisser la gestion de cette question « de fait »à
l’histoire globale, qui la traite en termes de système. Mais elle se dispense
ainsi de réfléchir à ses propres carences et de découvrir aussi ce qui pourrait
être son apport à l’achèvement du programme d’une histoire globale.
En effet, Marx ici tout à la fois montre la voie et bloque le passage. Il
montre, au fond, dans Le Capital, que la légalité capitaliste, son Nomos
échangiste, ne s’établit qu’à travers un Nahme, une appropriation. Je reprends
ici les termes Nomos-Nahme que Carl Schmitt utilise pour signifier que la
légalité nationale n’existe qu’en vertu de l’appropriation d’un territoire par
une communauté10. Si je rapproche ainsi le « ceci est à nous » territorial et le
« ceci est à moi » capitaliste, c’est parce qu’ils s’imposent en effet comme les
deux modes primaires interreliés, l’un public, l’autre privé, de l’appropriation
moderne. Et ce n’est qu’au titre de la première, l’appropriation nationale,
qu’il y a une appropriation dite (indûment) « sociale » des moyens de production
sur un territoire défini. Voilà où git l’autre spectre, pour lequel le marxisme
n’a pas de nom parce qu’il n’ose pas l’affronter. C’est lui qui se donne dans le
paradoxe énoncé par Hannah Arendt : il n’existe de droits de l’homme que comme
droits du citoyen11. Parmi lesquels on doit, selon mon analyse – et cela
radicalise le paradoxe –, compter les droits exclusifs (droits d’exclusion) des
citoyens sur un territoire donné. Voilà ce qui s’établit à mesure que la
modernité s’affirme comme un ordre universel dans lesquelles les diverses
nations, dans le processus de la guerre, se reconnaissent mutuellement comme
maîtresses de leur territoire. Cette reconnaissance mutuelle entre États-nations
répond à la forme moderne du « nous » national, supposé procéder d’une
reconnaissance concitoyenne au sein de chaque État-nation.
On ne peut rendre compte des liens entre ces deux termes, le national et le
privé, de l’appropriation moderne qu’en refondant la théorie de Marx sur une
base plus large, celle de la relation entre le marché et l’organisation. On doit
en
10 Voir Le Nomos de la terre, Paris, PUF, 2001 [1988], notamment, pp 83sq. 11
Voir L’Impérialisme, Paris, Seuil, 1982 [1951]
11
effet reconnaître à celle-ci la place prééminente qui est celle de l’entre-tous
par rapport à l’entre-chacun. Dans la forme moderne de société, l’organisation
étatique, sous l’égide supposée de la parole également partagée (un homme = une
voix), consacre censément ce « fait de raison » que Kant a formulé dans ces
termes : nul ne peut dire « ceci est à moi » qu’au terme de l’accord entre tous
sur les règles du partage12. Et l’on comprend que « supposée » et « censément »
sont les termes-clés. Ce « fait de raison » est le présupposé posé de la
modernité. Non pas son fondement. Mais ce dont l’instrumentalisation définit la
structure moderne de classe. Kant court-circuite cette relation en posant que le
« contrat social » nous met tous d’accord sur un ordre marchand. Marx définit le
capitalisme comme l’instrumentalisation de cette relation marchande. Il lui
manque de pousser à son terme l’analyse de l’autre instrumentalisation :
organisationnelle, et finalement nationale-étatique. Car l’accord supposé «
entre nous tous » ne peut avoir lieu que sur un territoire défini comme « nôtre
», en ce sens propriété éminente de tous. L’État moderne, censément du moins,
surplombe en effet toute relation marchande en son sein ; il culmine en une
organisation qui est, censément du moins, pure organisation de la parole par la
parole également comptée entre tous. Ce « fait de raison » n’est rien d’autre
qu’une fiction : c’est la fiction que pose la modernité. Mais cette fiction
n’est pas rien : nous la produisons ensemble, dans la lutte classe autour de son
instrumen-talisation. Elle se trouve présupposée dans la teneur sociopolitique
qui va être progressivement celle des nations dans les temps modernes.
C’est dans ces conditions en effet que la société moderne naît et se développe
non pas comme empire, comme universum, mais comme un pluriversum. Et cela non
seulement pour cette raison de fait que le capitalisme est né en divers lieux,
mais pour ce « fait de raison » qu’exprime la revendication mutuelle des États
modernes – jusqu’aux derniers, surgis de la décolonisation – d’être reconnus
comme des États-nations maîtres d’eux-mêmes. Or cette prétention de raison
structurelle est indissociable d’une prétention systémique arbitraire : pour un
peuple, être maître de soi, libre de s’organiser à sa guise, c’est être reconnu
comme propriétaires de son territoire. S’il est vrai
12 Métaphysique des Moeurs, Première partie, Doctrine du droit, Paris,
Flammarion, 1979, notamment Articles 13 et 15.
12
que la théorie du système-monde nous apprend à considérer l’élément (national) à
partir du tout (global), l’analyse métastructurelle, pour sa part, invite à
considérer le tout systémique moderne à partir de la nature moderne de l’élément
structurel national-étatique. On dira, bien sûr, que tout cela n’a jamais été et
en tout cas n’est plus : les contours des États ne balisent, dans leur grand
nombre, que des lieux ouverts à la toute-puissance des grandes corporations,
indexée sur les rapports de force économiques et militaires entre les centres
auxquels elles se relient. Les dispositifs étatiques nationaux ne sont, à mesure
que l’on s’éloigne des centres systémiques, que des instruments de forces
supérieures – instrumentalisation au second degré. Certes. Mais il reste à
savoir si cela signifie la victoire du système-monde, avec la dynamique cyclique
qui est la sienne, sur la structure de classe née dans l’État-nation, avec les
présupposés de raison, instrumentalisés, qui sont les siens. Il me reste à
montrer qu’il n’en est rien, et que la relation entre « structure » et « système
» finit par se renverser : alors que la structure État-nation apparaît
historiquement au sein du système-monde, elle évolue jusqu’à la dimension d’un
État-monde, qui englobe en quelque sorte le Système-monde. Voilà du moins la
thèse que j’avance dans L’État-monde, et dont je voudrais présenter les grands
traits dans la perspective d’une histoire globale. L’ÉTAT-MONDE : STRUCTURE
CACHEE DANS LE SYSTEME-MONDE
La thèse à laquelle aboutit le programme de recherche que je désigne comme «
métastructurel » est qu’il émerge, depuis trois décennies (et plus), un
État-monde dans lequel le système-monde se trouve de plus en plus impliqué13.
Elle repose sur une approche de l’histoire moderne en termes de dynamique
structurelle-systémique. Marx envisage le dépassement du mode de production
capitaliste à partir de sa dynamique endogène, de sa tendance historique
linéaire structurelle à la concentration du capital en grandes
13 J’insiste sur le fait que l’argumentation ici présentée demeure, dans ce
cadre restreint, très fragmentaire, et donc simplement suggestive, soulignant
quelques points saillants. Je ne puis que renvoyer à L’État-monde, op. cit., où
ils sont systématiquement développés.
13
entreprises14, etc. Il définit cette tendance à partir de la relation dynamique
entre des technologies et des rapports sociaux de production. L’histoire globale
intègre une telle dynamique dans un processus d’une autre nature : dans une
tendance historique récurrente systémique, au sein de l’ensemble coeur-périphéries,
selon laquelle se renouvellent périodiquement, à un rythme toujours plus rapide,
la montée en puissance et le déclin d’une puissance hégémonique centrale.
L’approche métastructurelle articule tendance structurelle et tendance
systémique à partir d’une autre considération. Elle centre l’analyse sur le fait
que le développement des forces productives (la puissance technologique) au sein
des nations modernes – c’est-à-dire celles où le couple marché-organisation est
assumé par une instance étatique – requiert et autorise des espaces nationaux de
plus en plus vastes. Pour ce qui est de l’Europe, où le phénomène moderne
commence avec l’État-cité, on passe ainsi progressivement à l’État-nation, puis
à la perspective d’un État-continent. Ailleurs, comme en Chine, au Japon, aux
USA, le territoire est d’emblée plus vaste, plus consistant. Mais, à terme,
apparaît inéluctablement une étaticité à l’échelle ultime, celle du globe, où
ressurgit une logique qui n’est pas systémique, mais proprement structurelle, au
sens ici donné à ce terme : en référence à la structure moderne de classe. Et
cette dynamique n’est pas seulement d’ « entendement », de rationalité
économique, mais corrélativement de « raison », de légitimité
juridico-idéologico-politique : elle est à comprendre au double sens de
l’instrumentalisation de la raison.
Cette mutation épochale n’a pu se produire qu’au moment où les capacités
destructives et productives des sociétés modernes ont atteint un certain seuil,
et à la faveur de certaines circonstances. Le seuil en termes de destruction est
apparu en premier, au terme de la seconde guerre mondiale, avec les capacités
exterminatrices extrêmes qu’elle révélait. Au-delà des desseins et manipulations
de l’hégémon US, c’est là ce qui a précipité l’advenue de l’ONU, premier
symptôme de l’émergence d’un État-monde. Le seuil en termes de production n’est
atteint qu’au tournant des années 1980, notamment avec la faculté que
l’informatique procure désormais aux grands groupes d’installer la production là
14 Toni Negri opère semblablement à partir d’une tendance à
l’intellectualisation du travail (voir entre autres Multitude, Paris, La
Découverte, 2004, pp. 174-186), d’autres, à la diffusion du commun.
14
où le coût est très faible, tout en gardant au centre les organes de recherche
et de direction. Les droites politiques des plus grandes puissances ont alors su
reprendre l’initiative après 30 ans de repli, peser sur leurs gouvernements et
engager les processus de dé-régularisation, financiarisation etc., propres à
assurer la suprématie des grands groupes, dont elles étaient les représentantes.
Ainsi commence à se mettre en place un État-monde. Réglons quelques objections
de principe. N’attendons pas qu’il s’agisse d’un État social : ce modèle s’est
constitué dans des rapports de force qui n’existent pas à l’échelle du monde. Ni
qu’il détienne le monopole de la violence légitime : qu’il le revendique suffit
à en faire à cet égard un État moderne, car une telle revendication est déjà en
elle-même un fait (moderne), pourvu de certains effets… pas nécessairement ceux
que l’on pourrait « légitimement » attendre. Et n’imaginons pas qu’il soit
dépourvu de citoyens : des citoyens du monde, on le verra, y interviennent, sous
des habits nationaux, comme acteurs de classe dans un État-monde de classe.
L’État-monde existe dans ses « appareils publics d’État » : ONU, FMI, BM, OMC, «
organisations » dites internationales sont en réalité mondiales car elles gèrent
un libéralisme mondial-étatique. Certaines d’entre elles exercent dans leur
domaine des pouvoirs en dernière instance (c’est notamment le cas de l’OMC par
le biais de l’ORD qui décide en dernier ressort des différends commerciaux).
L’État-monde existe également, de façon tout aussi essentielle, dans ses «
appareils privés d’État ». Un tel concept, élaboré par Althusser15, échappe à la
vision commune (libérale) qui assimile le public à l’État et le privé à la «
société civile ». Il relève de la conception marxienne qui conçoit l’État comme
le sommet du rapport de classe : ses organes relèvent à ce titre tout autant du
privé que du public et de leurs interférences. En tant qu’ils sont des «
instruments » de classe (au titre de l’instrumentalisation de la raison), on
peut les désigner comme « appareils ». Il s’agit en l’occurrence notamment des
institutions privées qui font la « loi » en chaque branche (lex constructionis,
lex informatica, etc.) ou qui assurent le fonctionnement du capitalisme
(bourses, cours d’arbitrage, agences de notation). Elles organisent un pouvoir
de classe qui est un pouvoir d’État, d’État-monde.
15 Sur la reproduction, Paris, PUF, 1995, pp. 111-113.
15
Dans les deux cas, les pratiques ainsi encadrées s’inscrivent dans le contexte
d’un droit – qu’elles contribuent à produire – désigné comme « international »
mais proprement mondial, qui permet, entre autres, de confronter devant des
tribunaux des États et des entreprises (multinationales) privées, sur la base de
règles et de principes universellement admis.
Une géographie qui n’est plus seulement celle du système-monde se donne à lire
dans le réseau des « villes globales », reliées non plus à leur entourage
géographique, mais à leurs pareilles dans le monde16. Elles contiennent les
institutions d’une économie globale et d’une finance globale, celles d’un
État-monde de classe.
Aucun État nation moderne n’est apparu sans une langue commune, pratiquée par
tous17. Les exceptions – Canada, Belgique… – justement font problème. C’est par
elle qu’il y a espace public d’échanges. Ou plutôt espace métastructurel : un
espace de prétention, de déclaration et de dénégation, de raison en même temps
que d’entendement, de confrontation et de lutte moderne de classe, celui du
patriotisme et du nationalisme, du mythe et de la revendication nationale, où
règne le « nous » de l’appropriation territoriale nationale. Or, il nous est
advenu une langue mondiale : elle consiste, à mes yeux, dans la traductibilité
immédiate de tous les messages, du portable à l’internet et à la télévision :
elles clament en arabe sur la place Tahrir ; et chacun les entend dans sa
langue. Un seuil technologique décisif (« forces productives ») a été franchi.
L’usage du papier, arrivé de Chine à travers l’Islam, lié à la simplicité de
l’écriture alphabétique, avait rendu possible la révolution sociopolitique des
États-cités italiennes, dont il fut le véhicule et le garant omniprésent.
L’industrialisation de l’imprimerie jouera, dans l’Europe du XVIe siècle, le
même rôle dynamique : elle produit une langue opératoire à l’échelle des
États-nations émergeants. L’informatique fournit aujourd’hui au peuple-monde sa
langue commune.
Sa parole, il est vrai, ne se fait entendre, en ce temps nouveau où l’espèce
humaine est devenue une communauté politique, que dans les pires conditions
16 Saskia Sassen. Critique de l’État, Territoire, Autorité et Droits de l’époque
médiévale à nos jours, Paris, Demopolis, Le Monde Diplomatique, 2009 [2006]. 17
Benedict Anderson, L’Imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996 [1983],
Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992
[1990].
16
d’aliénation, celles d’un néolibéralisme qui peut sembler tout puissant :
l’organisation mondiale n’a pas prise sur le marché, ni le discours mondialement
partagé sur l’organisation. Déjà pourtant la structure agit dans le système.
L’ENTREE DANS UNE NOUVELLE ERE DE L’HISTOIRE GLOBALE : IMBROGLIO DU PARADIGME
SYSTEMIQUE DU SYSTEME-MONDE ET DU PARADIGME STRUCTUREL DE L’ÉTAT-MONDE
L’émergence de l’État-monde ne signifie pas l’affaiblissement du système-monde.
On voit tout au contraire s’exacerber les conflits territoriaux : des ensembles
ex-coloniaux, disputés entre communautés locales et grandes puissances,
jusqu’aux immensités maritimes, riches d’avenir et bonnes à saisir, surpeuplées
de sous-marins nucléaires. Plus que jamais, les centres se dressent les uns
contre les autres pour le contrôle des périphéries. La structure émergente de
l’État-monde institue certes un ordre radicalement différent, un ordre
structurel : celui de l’État moderne de classe à l’échelle monde. Mais elle
constitue en même temps un nouvel instrument de l’affrontement systémique.
L’entrelacement multiforme entre le système-monde et l’État-monde apparaît dans
l’institution militaire mondiale. L’ONU, dès son acte de naissance, interdit la
guerre (sauf défensive) : elle revendique donc le monopole de la force armée. Sa
faiblesse étatique se donne dans le fait qu’elle ne peut agir en force pour la
paix qu’à l’aide des armées du système-monde, qui ne lui sont accordées qu’en
fonction de visées de domination systémique. Ce biais permet aux entreprises
impérialistes de se légitimer comme opérations de police mondiale, voir la
première guerre d’Irak ou celle de Lybie. Quand ce label « légal » est accordé,
l’effet police autorise zéro mort du côté impérial, et massacre humanitaire du
haut du ciel sous le secret de l’État-monde. Quand il est au contraire refusé
(seconde guerre d’Irak, Afghanistan), il en coûte un prix économique et
politique considérable. Ces effets contrastés renvoient à un déterminant commun
: elles marquent un seuil de réalité de l’État-monde.
La légalité (marchande-capitaliste) mondiale, celle de l’État-monde – fait de
structure –, permet aux fonds financiers les plus puissants, saoudiens, indiens,
chinois, français…, d’acheter de vastes territoires, africains ou autres, de se
les approprier sans avoir à les conquérir. Il en découle un effet dans le
système, car
17
c’est alors l’Arabie saoudite, l’Inde, la Chine, la France qui voient leur poids
augmenter dans le rapport de force globale. Si l’État-monde n’apparaît pas, s’il
peut se donner comme pure « société civile », règne du « droit sans État »
définissant « l’état de droit », c’est parce qu’il est un État néolibéral. On ne
le reconnaît comme État qu’en le décryptant comme un État de classe dans lequel
le pôle capital a (pour un temps) neutralisé l’organisation, la réduisant à
n’être qu’organisation interne au capital. Et c’est bien ce qui tend à se
réaliser à travers la constitutionnalisation rampante du libéralisme,
particulièrement visible dans la construction européenne : quand tous les États
en viennent à se donner la même constitution qui fait de la concurrence
universelle le principe suprême, exclusif, de son économie et qu’ils ouvrent
ainsi leurs frontières à tous les capitaux en dehors de toute contrainte, ils
tendent à ne plus former qu’un seul ensemble étatique sous la même constitution
universelle. De cet État-monde libéral, les chefs d’État et leurs cohortes de
classe sont les citoyens les plus actifs. Dans ce processus, c’est encore le
système qui prévaut sur la structure qui l’enveloppe, et sans doute pour
longtemps. Mais l’inégalité systémique fait que le processus de domination
étatique mondiale affecte inégalement les centres et les périphéries, et qu’il
rencontre des résistances de nature diverse. Si les luttes locales-nationales –
ici contre des salaires de misère, là pour la défense des forêts, ailleurs pour
l’égalité des sexes, pour le droit à l’eau, à la terre, à la santé – sont
globalement les plus décisives, c’est parce que c’est à ce niveau que se
mobilise au mieux (à moins que ce ne soit pour le pire) une citoyenneté active.
Si leur effet est global, si elles ont un effet sur le système-monde en même
temps que sur la structure-monde (de classe), c’est parce qu’elles affrontent la
même puissance logique abstraite du capitalisme étatiquement organisé à
l’échelle globale. Elles cherchent tout naturellement un appui dans une
communauté politique globale. C’est ici que se tient, déniée mais peu à peu
consciente d’elle-même, la citoyenneté mondiale concrète.
On ne décrypte, à vrai dire, la structure étatique mondiale (de classe) qu’à
partir de sa métastructure, qui s’exprime désormais – et se cache, cache son
intrumentalité – dans un discours d’État-monde. L’hégémon impérialiste ne peut
plus parler d’ « ennemi » : il ne peut y avoir que des « terroristes »,
hors-la-loi de
18
l’État-monde – un titre difficile à faire valoir dans un espace discursif
commun. Le colonisateur et le colonisé ne tiennent pas le même discours : le
discours colonial n’est pas idéologique, il est cryptologique, il n’est là que
pour cacher, il proclame l’inégalité, il ne peut être que repoussé par un autre
discours. Á l’ère de l’État-monde, l’hégémon impérialiste, orchestré par ses
épigones, en est réduit à jouer la partition d’un discours communément partagé,
discours de liberté-égalité-rationalité dans une cité commune : discours
idéologique, c’est-à-dire amphibologique, où se dit d’en haut ce qui est supposé
être et d’en bas ce qui doit être. Mais ce discours s’adresse à des sujets
structurels-systémiques, qui, si loin qu’on les cherche dans les banlieues des
mégapoles, vivent au sein d’une économie-politique gouvernée par une étaticité
mondiale libérale : c’est en elle qu’ils travaillent, se nourrissent et se
vêtent, habitent, projettent et rêvent. Quand ils se révoltent, ce n’est pas
seulement contre une injustice systémique. Ils en appellent à un ordre qui leur
reconnaisse des droits humains, politiques et sociaux en tant qu’humains, et non
seulement en tant que nationaux : en tant que ce monde leur appartient. Quand
ils s’adressent les uns aux autres, damnés du système en lutte systémique, ils
se produisent sur une agora médiatique universelle, lieu d’État-monde de classe,
interpellant leurs concitoyens du monde au nom d’une possible volonté commune.
Le destin de l’humanité n’est donc pas systémique. Et l’écologie, qui formait la
trame antique du système-monde, dessine désormais la frontière de l’espèce
humaine comme communauté politique.